Les trois David (Hume, Lewis, Armstrong) et la perception de la causalité

 

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Lorsque l’on suppose que l’événement c cause l’événement e, lorsque la pierre lancée cause le bris de la vitrine, par exemple, on peut se poser deux questions auxquelles il est difficile de répondre :

1) Est-ce que je vois que le lancer de la pierre cause le bris de la vitrine ?

ou

2) Est-ce que j’infère (1) avec ma connaissance d’arrière-fond de régularités observées ?

David Lewis (2004), en humien prudent, écrit :

Hume, bien sûr, disait que nous ne percevions jamais la relation causale mais seulement une succession répétée. Cependant, il est extrêmement difficile de dessiner la ligne entre ce qui est vrai selon l’expérience perceptuelle par elle-même et ce qui est vrai selon un système de croyances formé en parti par l’expérience perceptuelle et en partie par les croyances antérieures. […] Aussi, je ne suis pas en position de dénier que dans tel cas je suis en accointance perceptuelle avec une instance de relation causale ; et par conséquent, en accointance avec la relation qui est instanciée. (David Lewis 2004, p. 75-76)

Si l’on soutient que la causalité c’est un peu plus que l’enregistrement de régularités, on doit se demander si, au moins dans certains cas, nous avons accès, par la seule observation, à la causalité singulière.

Le « doute sceptique », tel que Hume le qualifie, est le doute que l’on puisse parvenir par l’expérience à approcher le lien causal impliquant une idée de « pouvoir, de force, d’énergie et de connexion nécessaire » (Hume, 1748, trad. franç., p. 129). Pour Hume, en effet, rien dans l’expérience ne nous permet de détecter le lien causal :

Quand nous regardons hors de nous vers les objets extérieurs et que nous considérons l’opération des causes, nous ne sommes pas capables, dans un seul cas, de découvrir un pouvoir ou une connexion nécessaire, une qualité qui lie l’effet à la cause et fait de l’un la conséquence infaillible de l’autre. (Hume, 1748, trad. franç., p. 130)

A la première apparition d’un objet, nous ne pouvons jamais conjecturer quel effet en résultera. Mais si le pouvoir ou l’énergie d’une cause pouvait se découvrir par l’esprit, nous pourrions prévoir l’effet, même sans expérience, et nous pourrions, dès l’abord, nous prononcer avec certitude à son sujet, par la seule force de la pensée et du raisonnement. (Ibid., p. 130)

Si causalité il y a, on ne peut donc, selon Hume, en observer le lien ni directement ni par introspection. L’argument de Hume visait, on le sait, la connexion nécessaire entre la cause et l’effet. Pour Armstrong (1997, p. 211), ce que Hume précisément visait, était la conception rationaliste de la relation causale basée sur la logique à la façon d’un argument démonstratif. Hume affirme, dans la mesure où la cause peut être conçue en dehors de son effet et vice versa, qu’il n’y a pas de démonstration a priori d’une connexion causale. L’objectif de Hume était d’établir que la connexion ne pouvait pas être prouvée empiriquement, et que la relation causale comme régularité trouvait son fondement dans la psychologie.

 

Références

ARMSTRONG, D.M (1997) A world of State of Affairs, Cambridge University Press.

HUME, D. (1739) Treatrise of Human Nature, L.A. Selby-Bigge et P.H. Nidditch (eds), Oxford, Clarendon Press, 1955; trad. franç. P. Baranger et P. Saltel, Paris, Garnier Flammarion, (1995).

LEWIS, D. (2000) Causation as Influence”, The Journal of Philosophy, reprinted in in Causation and Conterfactuals, Edited by J. Collins, N. Hall and L.A. Paul, (2004) Cambridge Mass: MIT press, p. 75-106.

8 Responses to Les trois David (Hume, Lewis, Armstrong) et la perception de la causalité

  1. LEMOINE dit :

    Engels, dans « dialectique de la nature » me semble plus profond quand il dit que c’est l’échec de la causalité qui la prouve.

    Je n’arrive malheureusement pas à retrouver ce livre dans tout mon fouillis mais de mémoire, c’est quelque chose comme cela : c’est quand le coup ne part pas se vérifie qu’en frappant l’amorce j’allume la poudre. En vérifiant mon arme, je vois que la poudre est mouillée ou de mauvaise qualité etc.

  2. Francois Loth dit :

    Analyser le concept de causalité par l’existence d’une cause non réalisée ressemble à l’analyse contrefactuelle (billet n° 64).

    Le questionnement d’Engels est-il plus « profond » que celui de Hume, Lewis et Armstrong ? Je me garderai bien de réponde à cette question. En percevant la causalité, après coup, Engels infère à l’aide de sa connaissance d’arrière-fond de régularités observées, une relation de cause à effet. On ne peut pas dire qu’il perçoive la relation causale singulière.

    Engels, dans un monde possible, aurait peut-être été un ami de l’approche contrefactuelle initiée par Lewis !

    Les amis de l’approche contrefactuelle démontrent que les omissions ou les absences d’événements peuvent être à la fois des causes et être causés. Seule cette approche de la causalité peut expliquer cette relation causale par omission.

    La causalité par omission échoue cependant aux caractéristiques de contiguïté spatio-temporelles que nous attribuons habituellement à ce concept. Et si l’on peut décrire la causalité comme une transfert d’énergie, la cause par omission en est la négation même.

    De plus, des omissions peuvent être indéfiniment cités comme causes d’événements.
    On peut cependant penser que certaines omissions mentales pourraient compter comme des occurrences de causalité mentale, comme par exemple, ne pas croire qu’un enfant vous appelle à l’étage cause la poursuite de ce travail particulier qui consiste à vous répondre dans ce blog. Cependant, cette causalité là n’est pas celle que l’on ambitionne pour le mental. Il n’empêche que si la causalité requiert une contiguïté ou un transfert d’énergie, le problème de la causalité mentale semble toujours aussi difficile à manipuler.

  3. LOIC dit :

    cause conséquentielle
    ou
    conséquence causale ?

    au travers de ces textes je pose la question y at-il une différence « philosophique » entre cause et conséquence ?

  4. patrice weisz dit :

    réponse à Loic :
    Dans la vision déterministe du monde, toute cause est aussi conséquence de causes antérieures. Quand c’est un changement mental qui est la cause d’un mouvement matériel, alors il faut nécessairement que ce changement soit lui-même conséquence d’une cause antérieure, soit mentale soit matérielle. Il en résulte donc 4 types d’interactions causales mental-mental, mental-physique, physique-mental et physique-physique.
    Seule la 4e est correctement définie scientifiquement par un transfert d’énergie.
    La philosophie de l’esprit se concentre apparemment sur la 2e, mais les 3 restent à définir correctement.
    Il parait néanmoins extrêmement difficile de les définir dans un contexte purement matérialiste dans lequel seules les lois de la physique font foi.

  5. LEMOINE dit :

    J’ai retrouvé le livre ! Le passage de « Dialectique de la Nature » auquel je pensais se trouve pages 232 et 233 de l’édition de 1975 des éditions Sociales.

    L’idée principale qui est y développée est : « c’est grâce à l’activité de l’homme que s’établit la représentation de la causalité, l’idée qu’un mouvement est la cause d’un autre »

    Engels écrit : « le scepticisme de Hume aurait raison de dire que la régularité du post hoc ne peut fonder le proper hoc. Mais l’activité de l’homme est la pierre de touche de la causalité »

    Et plus loin, et c’est le passage auquel je pensais plus particulièrement : « Si nous introduisons dans un fusil amorce, charge explosive et projectile et qu’ensuite nous tirons, nous escomptons un effet connu d’avance par expérience, parce que nous pouvons suivre dans tous ses détails le processus d’allumage, de combustion, d’explosion provoquée par la transformation brusque en gaz, la pression du gaz sur le projectile. Et ici le sceptique ne peut même pas dire que, de l’expérience passée, il ne résulte pas que qu’il en sera de même la fois suivante. Car, en fait, il arrive que parfois il n’en soit pas de même, que l’amorce rate ou que la poudre fasse long feu, que le canon du fusil éclate, etc. Mais c’est précisément cela qui prouve la causalité au lieu de la réfuter, car nous pouvons, en faisant les recherches appropriées, trouver la cause : décomposition chimique de l’amorce, humidité, etc., de la poudre, défectuosité du canon etc., de sorte qu’ici la preuve de la causalité est pour ainsi dire administrée deux fois. »

    Voilà donc : l’idée d’ « activité » me paraît plus riche que celle de « perception » et l’idée que la causalité s’appréhende le mieux par l’analyse de ses échecs ouvre bien des perspectives.

  6. Francois Loth dit :

    Merci pour cet extrait. Engels n’est donc pas humien question de causalité. C’est un réaliste au sujet de la causalité. On dirait aujourd’hui qu’il défend une thèse de la causalité comme production. L’événement causant un effet est dû à certaines propriétés pertinentes de l’événement « cause ». On pourra dire que la propriété pertinente de cette relation causale confère un pouvoir à ce qui cause. Armstrong, contre Hume, défend simplement, que l’on peut observer cette relation causale.

  7. loic dit :

    En résumé:

    Les Ethernaux

    Où mènent ces rouges métaux
    Perspectives en fuites
    Aux ballasts mangés par d’acérés piquants
    Je m’en vais nulle part vers les Ethernaux

    Nous n’avons qu’une seule gare
    Au fond des longues voies
    Immuable elle attend lézardée par le fard
    Notre mort est seule loi

    Pauvres fruits du hasard
    Tombants tels des graves
    Trompés en voulant croire
    Qu’il existe des havres

    Nous sommes les Ethernaux
    Insignifiants atomes aux spins tourmentés
    Rien n’existe même la mort
    Nous sommes prisonniers de sainte gravité

    Nous nous pensons conscience
    Mais qu’est ce donc d’exister
    Que voient nos pauvres yeux
    Lorsqu’on quitte le spectre

    Nous mesurons le temps
    Existe-t-il seulement
    Nous domptons le réel avec tous ces mots
    Réactions électriques qui structurent notre étant
    Créations éclectiques que murmurent nos traitants
    Erections scolastiques quoique mûrs et vaillants

    Nous sommes les Ethernaux
    Tout n’est rien et pourtant
    Le soir en frissonnant
    Nous nous disons je t’aime

  8. Dolcu Emilia dit :

    1) Est-ce que je vois que le lancer de la pierre cause le bris de la vitrine ?
    ou
    2) Est-ce que j’infère avec ma connaissance d’arrière-fond de régularités observées ?

    réponse à François
    Je vois que le lancer de la pierre a fait voler en éclats la vitrine. Mais, à propos d’arrière-fond de régularités observées, je sais que tous les lancers de pierres visant les vitrines n’ont pas cet effet. Je sais aussi qu’un tel effet est plus fréquent dans les cas où la pierre est lancée avec force. Mais comme un effet plus fréquent ne veut pas dire un effet constant, je n’ infère pas qu’une pierre lancée avec force cause nécessairement le bris d’une vitrine. Je regarde en revanche avec plus d’intérêt la vitrine qui a tenu le coup, et j’infère que dans une relation, il faut tenir compte aussi bien de l’agent que du patient. Surtout que les rôles sont interchangeables.

    réponse à Patrice
    J’avoue humblement que je ne peux même pas imaginer une intéraction causale mental- mental. Si vous pouviez m’en donner un exemple !

    réponse à Lemoine
    Oui, la causalité, on peut l’appréhender aussi par l’analyse de ses échecs.

    Un état de fait maintenant.
    On voit une chose à un certain endroit et on la regarde à un certain moment
    On peut, certes, dire, qu’on voit une chose à un certain moment aussi, mais il s’agit là de la chose qu’on regardait à ce moment-là.
    On peut, certes, dire qu’on regarde une chose à un certain endroit aussi, mais il s’agit là de la chose qu’on a vu à cet endroit-là.
    Quand on dit de quelqu’un qu’il regarde quelque chose, l’interlocuteur comprend qu’on parle de celui qui regarde. Quand on dit de quelqu’un qu’il voit quelque chose, l’interlocuteur comprend qu’on parle de ce que voit ce quelqu’un.

    Il résulte donc que :
    Regarder est une action, voir n’en est pas une.
    Ecouter est une action, entendre n’en est pas une.
    En général, faire est une action, sentir n’en est pas une.
    Je dirai donc que voir est une réaction. De même, entendre et sentir.
    Et j’ajouterai que l’action est temporelle et que la réaction comme contretemps de l’action, est locale.

    En quoi cela concerne-t-il la causalité et, en particulier, l’analyse de la causalité par ses échecs ?
    Dans la vue , il y a ce qu’on voit et comment on le voit. La vue, et le sentir en général, n’est, de cette façon, jamais neutre. « Ce déficit de neutralité » nous pousse à regarder ce’on a vu ou à ne pas le regarder, à le regarder d’une certaine façon ou à en détourner le regard. « Ce déficit de neutralité » alimente notre volonté et nous autorise à parler d’une certaine liberté d’action. A des degrés différents, cette liberté est propre à tout individu, qu’il soit humain ou non. Or cette liberté rend caduque l’idée que c cause e, mais ne rend pas caduque l’idée de rechercher dans la façon d’agir la raison pour laquelle on a agi de cette façon.
    La perception et l’activité, on peut donc les mettre sur les même plan.

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