Ne pas savoir ce que cela fait d’être une chauve-souris : résistance au physicalisme ?

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photo.jpgSelon Thomas Nagel, dans un texte devenu un classique (« What is it like to be a bat »), le caractère subjectif de l’expérience de conscience est ce qui donne au problème corps-esprit, son aspect difficile, voire insoluble.

Dans le texte, il est question de chauves-souris et de leur mode spécifique d’orientation : l’écholocation. En effet, celles-ci, pour se diriger et attraper des proies, utilisent des informations de type auditif, émettant des sons de haute fréquence, qui sont réfléchis par les obstacles. Différents types de cellules sensorielles du cerveau analysent ces réflexions et les utilisent pour déterminer l’emplacement et les propriétés physiques des objets réfléchissants.

Nagel, en présupposant que les chauves-souris font des expériences de conscience, émet l’hypothèse suivante : étant donné leur appareil perceptif spécifique, les expériences de consciences des chauves-souris sont radicalement différentes des nôtres. Autrement dit, nos expériences de conscience et les expériences de conscience des chauves souris ont des caractères qualitatifs différents. On pourrait bien en effet, passer notre journée accroché par les pieds la tête en bas ou passer sa nuit à tenter d’attraper des insectes, que l’exercice ne nous permettrait qu’une approche de ce que cela fait de nous comporter comme une chauve-souris. En effet, pour Nagel, nous ne pourrons jamais faire mieux et nous ne saurons jamais ce que c’est que d’être comme une chauve-souris. Comment une telle obstruction entre les chauves-souris et nous peut-elle s’expliquer ? Pourquoi ne pourrions-nous jamais savoir ce que c’est qu’être une chauve-souris ?

Le monde des ultrasons nous est barré parce que la fréquence de ces sons est trop élevée pour être audible à l’homme. Ainsi, l’approche que nous pouvons avoir des ultrasons ne peut être une approche vécue. Même si nous avons une connaissance complète de ce que sont les ultrasons, même si nous sommes capable de les utiliser pour la détection, exactement comme le fait la chauve-souris, l’aspect qualitatif de la sensation nous échappe. Autrement dit, notre compréhension objective et la plus complète qui soit du phénomène des ultrasons nous laisse devant la porte fermée du phénomène ressenti par une chauve-souris dans un monde d’ultrasons.

Ce que veut démontrer Nagel n’est pas que nous serions incapables d’avoir une compréhension ou une perspective de chauve-souris, ce qui est incontestable, mais que nous ne pouvons pas savoir ce que cela fait d’être une chauve-souris. Il n’est donc pas seulement question dans la démonstration de Nagel d’affirmer que le monde subjectif des chauves-souris est pour nous opaque, mais de mettre en évidence un caractère entièrement inaccessible à un observateur placé en troisième personne.

Vouloir comprendre un phénomène quelconque dans le domaine d’une science naturelle consiste à rendre compte de ce phénomène d’une manière qui dépasse le point de vue en première personne. Un phénomène physique comme l’arc-en-ciel, par exemple, produit un effet particulier sur l’observateur scientifique qui en fait l’expérience visuelle. On peut imaginer qu’un scientifique extra terrestre qui serait d’une constitution radicalement différente de celle des êtres humains, fasse une expérience de ce même arc-en-ciel, qui serait elle aussi radicalement différente de la notre. Néanmoins, les investigations empiriques que feraient des observateurs humains ou martiens, parce qu’il s’agit d’observateurs scientifiques, pourraient laisser de côté l’aspect qualitatif de leurs propres expériences dans la mesure où ce ne sont pas les impressions laissés par la lumière sur nos sens qui nous permettent de comprendre ce qu’est un arc-en-ciel.

Ainsi, en essayant de comprendre un phénomène météorologique comme un arc-en-ciel, on peut ignorer la nature subjective de l’expérience de l’observateur. En effet, les impressions que la lumière laisse sur nos sens n’est pas centrale à la compréhension que nous pouvons faire de la nature objective de la réalité de ce qu’est un arc-en-ciel.

Ce modèle, lorsque nous l’appliquons à l’expérience elle-même, ne fonctionne pas. En effet, que pouvons-nous obtenir si l’on essaie de réduire l’expérience à un phénomène objectif ? Qu’aurons-nous de plus à décrire qu’une certaine configuration neuronale particulièrement active dans une zone du cerveau de celui qui fait l’expérience ? Autant l’arc-en-ciel est identique à une réfraction de lumière, autant les qualités subjectives de l’expérience résistent à la description scientifique.

Pour autant, Nagel ne conclut pas que puisque ce genre d’expérience échappe à l’enquête scientifique, nous devons en conclure que le physicalisme est faux. Conclure cela serait une erreur écrit-il. Dans le cas de ces expériences qualitatives, le physicalisme semble seulement inadéquat pour en rendre compte. Il dit plutôt que la position scientifique qui consiste à produire une affirmation disant que les expériences sont entièrement physiques est une position que nous ne devons pas soutenir.

Le fait le ne pas savoir ce que c’est d’être comme une chauve-souris est-il réellement menaçant pour le physicalisme ?

Plutôt qu’une menace, l’argument pourrait bien seulement montrer la limite de l’enquête empirique. En effet, la difficulté qu’un observateur humain rencontrerait afin de rendre compte de ce que cela fait d’être une chauve-souris est une difficulté épistémique. Devrions-nous conclure de cette difficulté, qu’une différence ontologique existe entre le physique et le mental ?

Références


Nagel T. (1974) « What Is It Like to Be e Bat? » Philosophical Review 83 : p. 435-450, trad. Franç. P. Engel, « Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ? » dans Questions mortelles, PUF, 1983.

19 Responses to Ne pas savoir ce que cela fait d’être une chauve-souris : résistance au physicalisme ?

  1. Philalethe dit :

    Si la chauve-souris est choisie du fait qu’elle a une sensibilité spécifique inaccessible aux hommes, ne pourrait-on pas rester à l’intérieur de l’espèce humaine et imaginer un aveugle de naissance poser la question: qu’est-ce que ça fait d’être un homme qui voit ? L’aveugle en question disposerait comme le savant relativement à la chauve-souris d’une connaissance conceptuelle de la vision sans pouvoir accéder à l’expérience de la vision. Que gagne-t-on au fond à faire référence à l’animal ?

  2. Francois Loth dit :

    Il s’agissait pour Nagel, en choisissant une chauve-souris, de prendre un exemple de créature qui serait i) susceptible d’avoir des états de conscience et ii) équipée d’un système sensible radicalement différent du nôtre. Le sonar n’est similaire à aucun sens que nous possédons. Il choisit la chauve-souris plutôt qu’un oiseau ou un poisson parce que celle-ci est à la fois un mammifère et que son système sensible lui permet d’adopter un point de vue extrêmement particulier.

    La référence à une chauve-souris permet à Nagel de construire l’argument en partant d’une prémisse large et acceptable d’emblée par le plus grand nombre, à savoir l’impossibilité d’accéder au caractère subjectif de l’expérience d’une créature vraiment différente de nous, mais susceptible de posséder des états de conscience. La conclusion philosophique d’un argument est souvent d’autant plus forte que la prémisse est faible. La chauve-souris est vraiment la créature idéale.

  3. Philalethe dit :

    Choisir le voyant plutôt que la chauve-souris et l’aveugle plutôt que l’être humain me paraît satisfaire à coup sûr les deux conditions. Le voyant est 1) susceptible d’avoir des états de conscience (sauf à imaginer un aveugle solipsiste) 2)équipé d’un système sensible radicalement différent de celui de l’aveugle (5 sens au lieu de 4).
    La chauve- souris satisfait certes 2) mais cela ne va pas de soi d’attribuer des états de conscience à une chauve-souris. La chauve-souris perçoit mais a-t-elle un vécu de perception, un quale ? Pour répondre affirmativement, il faut avoir exclu une possibilité: que l’état de conscience en question ait des conditions linguistiques et sociales d’apparition. L’effet que cela fait d’être un homme est-il séparable d’états intentionnels (états possédant un contenu conceptuel: « l’homme n’est pas un animal » etc) qui eux-mêmes dépendent de relations avec le monde social (entre autres à cause des conditions linguistiques de possibilité des concepts) ? Il me semble qu’il faudrait donc clarifier ce que veut dire quale quand on l’attribue à un animal et qu’on va un peu vite en accordant la prémisse: « comme l’homme, la chauve-souris a des états de conscience ».
    Rester à l’intérieur de l’espèce humaine (aveugle/non aveugle) a le mérite de faire l’économie de cette prémisse. A vous de me montrer ce qu’on perd à ne pas faire intervenir l’animal, le genre d’expérience auquel se réfère l’aveugle parlant du voyant échappant aussi à l’enquête scientifique, pour reprendre vos termes.

  4. Francois Loth dit :

    L’histoire de l’article raconte que la chauve-souris aurait été choisie incidemment par Nagel, parce qu’il recevait fréquemment la visite de chauves-souris dans sa maison (Alex Byrne Boston Review, 2006).

    L’aveugle aurait pu faire l’objet de l’expérience, mais comme vous le faites remarquer, une question fait débat. Il existe effectivement une thèse en faveur du caractère représentationnel des qualia.

    Nagel appartient à un groupe de philosophes qui soutient que les qualia sont des traits intrinsèques de l’expérience et qu’ils peuvent varier indépendamment du contenu intentionnel de ces expériences. Je pense que pour Nagel, le choix de la chauve-souris est justifié pour accentuer le caractère purement phénoménal des qualia.

  5. LEMOINE dit :

    Il y a quelque temps, je me suis trouvé dans le RER en face deux étudiants qui rentraient très dépités d’un examen. Ils avaient planché sur ce sujet : « décrivez la face interne d’une omoplate. »

    La face interne de l’omoplate est donc un objet de connaissance ! Mais je sais bien que si j’avais passé cet examen, même si j’avais eu une omoplate sous les yeux, si j’avais pu la toucher, je n’aurais pas réussi l’examen mieux qu’eux car pour être à même de le passer ils avaient non seulement vu et touché des omoplates mais ils avaient acquis un vocabulaire leur permettant de rendre compte de cette expérience.

    Connaître c’est donc avoir à la fois l’expérience directe et intime d’un objet et avoir aussi la capacité de rendre compte de cette expérience, de la communiquer.

    Si donc je pouvais vivre une hallucination me permettant d’avoir l’expérience de la vie sensible d’une chauve-souris, je n’aurais cependant la connaissance de cette vie que si, en répétant suffisamment l’expérience, je parvenais à développer un vocabulaire me permettant de m’en faire un compte rendu. Mais si je faisais ensuite une conférence pour expliquer tout cela, mes auditeurs ne pourraient qu’avoir un aperçu de ma connaissance et non la partager car il leur manquerait toujours l’expérience hallucinatoire qui en forme la base.

    La connaissance suppose une éducation à la fois par l’expérience et l’acquisition des outils intellectuels de son compte rendu. Ainsi un gardien de musée qui passe chaque jour devant des tableaux et vérifie qu’ils n’ont subis aucune dégradation n’est pas un meilleur connaisseur en art que le spécialiste qui les a étudiés et qui connaît les doctrines de l’esthétique.

    On ne voit pas bien dans votre texte ce que veut démontrer Thomas Nagel avec cette affaire de chauve-souris mais ce qui il sûr que sa conception de la connaissance est insuffisamment claire. Il me semble qu’il utilise son exemple, non pour clarifier le problème d’une connaissance de l’esprit, mais pour le brouiller. Il semble avoir fait un choix idéologique qu’il veut défendre et dont vous pouvez peut-être nous expliquer le sens.

  6. Francois Loth dit :

    L’argument de Nagel n’est pas un argument qui souligne le fait que nous ne pouvons pas savoir quel est le caractère subjectif de l’expérience d’une autre personne. Nagel pense que si l’on partage des concepts communs nous pouvons connaître le caractère subjectif d’une expérience chez l’autre personne.

    Ce que veut dire Nagel, c’est que dans certains cas, l’explication physicaliste (explication à la troisième personne basée sur la thèse métaphysique, pour le dire vite, que « tout est physique ») n’est pas en position de pouvoir rendre compte d’un phénomène. Cela ne doit pas nous entraîner à penser que certaines expériences ne seraient pas physiques, non. Il montre seulement que nous ne sommes pas en position de rendre vrai une affirmation du genre « toutes les expériences sont des expériences physiques ! »

    Voilà ce que veut démontrer Nagel.

    Nagel comme tout bon philosophe analytique est à la recherche de la clarté et de la précision quant aux questions métaphysiques, comme la thèse physicaliste que l’article questionne. Point de choix idéologique ni de brouillage de la question ici, mais le souci du bon argument qui peut nous donner de bonnes raisons d’accepter une conclusion pour peu que les prémisses soient acceptées et la conclusion logiquement inférée.

  7. LEMOINE dit :

    Mais ! Dire que « tout est physique » c’est évidemment ou trop dire ou mal dire. Non ?

    Le concept de matière, comme catégorie philosophique, est plus large et plus clair. Quand on parle de matière (qu’on est matérialiste donc), on se contente (si je puis dire) d’affirmer la réalité objective des phénomènes. On affirme qu’ils existent de quelque manière hors de notre conscience.

    Si je déguste un aliment, c’est une expérience subjective, oui, mais elle est bien réelle. Elle est déterminée par des dispositions sélectionnées par l’évolution, mais aussi et surtout par mon éducation, ma situation sociale et les expériences que cela m’a permis.

    On peut découvrir les composantes chimiques du goût et c’est utile pour l’industrie alimentaire mais cela n’invalide pas la gastronomie bien sûr. Ce sont deux approches d’un même phénomène dont la sociologie et la psychologie peuvent également parler.

    S’il s’agissait de dire une banalité comme celle-là, je ne crois pas qu’il y aurait l’utilité de longs développements ou d’aller chercher des exemples tortueux chez les chauves-souris. Non, je suis désolé, mais je trouve réellement que le débat de Nagel avec le « physicalisme » a l’allure d’un débat de compères comme celui de « Ségolène et Nicolas ». Mon sentiment est que tous ces développements recherchés visent à sauter d’une erreur à l’autre, à contourner ce qui gêne.

    Quand on prend l’exemple de l’expérience gastronomique, on n’a aucune utilité d’entités immatérielles. En revanche, on comprend l’individu et sa subjectivité comme organiquement liés aux autres hommes. On prend la conscience individuelle comme l’expression de l’ensemble des rapports avec la société (les autres) et le monde. On fait donc place pour les sciences humaines et sociales (au-delà ce qui peut être naturalisé dans ce qu’elles étudient). Une certaine philosophie n’y trouve peut-être pas son compte (Descartes en particulier). Et alors ?

    C’est ce qui m’avait frappé dès la lecture du compte rendu de Denis Collin : cette espèce d’obstination à ne pas voir ce que tout le monde voit.

  8. loic dit :

    Une reponse à tout cela?
    L’esprit : Conscience d’exister ?
    L’homme se différencierait de l’animal par la conscience du fait qu’il est mortel. Il connaît donc la peine, la tristesse, l’impuissance.
    Cette situation induit la peur de la mort ; cette peur est à l’origine de règles de protection de la vie, dans un premier temps il faut provoquer la défense des faibles : des enfants et des anciens.
    Ensuite viendra la recherche du confort par la mise en place des lois. Ces lois au départ naturelles ont besoin d’un appui spirituel que l’on nommera c’est selon dieu ou la conscience. Voilà peut être ce qu’est l’esprit : une réponse à la conscience pour l’homme d’être mortel. Mais ; pourquoi l’homme se sait mortel ?

  9. Francois Loth dit :

    Réponse à Mr Lemoine.

    Que ce que cela fait de déguster un aliment puisse être déterminé par l’évolution ou par votre éducation, ne modifie pas le problème posé par Nagel, à savoir que certaines expériences échapperaient à un compte-rendu physicaliste.

    On peut poser la question « est-il vrai de dire que chaque chose soit physique ? »

    Il existe un argument en faveur du physicalisme ontologique. J’ai, sur cet argument, écrit un billet, le numéro 11.

    Un physicalisme qualifié de minimum en philosophie consiste à affirmer qu’un événement mental est aussi un événement physique (neurobiologique). Certes, je crois comprendre que cette approche matérialiste de l’esprit ne vous convient pas. Votre conception de l’esprit que l’on peut qualifier, si je la discerne bien, d’externalisme radical est un défi au matérialisme le plus minimum. En effet, l’essence même de l’esprit ne serait pas survenant aux événements cérébraux mais surviendrait sur le lien social et serait niché dans la signification de nos énoncés. Je reconnais que je n’adhère pas à cette option. Elle est pour tout physicaliste, et le physicalisme (au moins dans sa forme minimum) est une thèse métaphysique partagée par un grand nombre de philosophes de l’esprit, une thèse qui demande à prendre au sérieux, l’idée que le mental ne surviendrait pas sur l’état physique des organismes. Je n’arrive pas à accumuler un grand nombre de raisons qui me permettrait d’adhérer à cette conclusion.

  10. Francois Loth dit :

    Réponse à Loïc.

    La philosophie de l’esprit telle que le débat contemporain l’aborde est circonscrite à un ensemble de questions métaphysiques traditionnelles. On parlera de la tristesse ou de l’angoisse de la mort comme des exemples d’états mentaux. Aller explorer, pour le dire vite, le sens de la vie, est en dehors de sa compétence. Ce qui est décrit est une sorte d’histoire évolutionniste à laquelle on peut effectivement adhérer. Cependant, cette histoire ne nous apprend rien sur la nature de notre esprit. La question métaphysique est ici celle que Descartes a tenté de résoudre et que l’on appelle le problème corps-esprit. Ainsi la question à laquelle tente de répondre la philosophie de l’esprit n’est pas « pourquoi l’homme se sait mortel ? », mais comment la conscience de la mort, qui est un occurrence de conscience avec un contenu spécifique, est-elle reliée à sa configuration cérébrale ? Si la question est plus prosaïque elle a l’avantage d’être précise. En effet, la question du pourquoi l’homme se sait mortel est une question qui pourrait bien nous conduire au-delà de ce qu’il est possible de répondre à l’intérieur d’un cadre ontologiquement sérieux. Peut-être que ce genre de question sera mieux traité par une religion, ou un poème de Rainer Maria Rilke !

  11. LEMOINE dit :

    Non, ma conception n’a rien de radical. Elle est celle des sciences humaines et sociales, il me semble. Elle consiste à dire que la conscience ne se développe que là où il y a interaction avec l’autre (donc chez les mammifères supérieurs). Chez l’homme, elle est étroitement liée à la capacité à utiliser le langage. Elle est la base de la capacité à interagir avec l’environnement et d’abord avec le groupe. Elle doit être étudiée dans ce cadre.

    Cette capacité est liée au volume du cerveau et à la complexité des connexions neuronales. Elle n’a pas de lieu tout comme le langage n’est ni dans le cerveau ni hors du cerveau. Elle n’est en rien une adjonction extérieure à la matière mais on pourrait dire qu’elle en est plutôt une forme supérieure. Cette conception est donc matérialiste mais sans réduire la matière à ce qu’en disent la physique ou la biologie ou les sciences naturelles en général.

    Je vois bien que la thèse de Nagel s’appuie sur une argumentation rigoureuse mais elle se situe dans le cadre d’une conception de l’homme ramenée à l’individu singulier et qui gomme donc ce qui devrait permettre la compréhension du problème de la conscience – à savoir que l’individu n’existe que par et dans son groupe, qu’il lui est organiquement lié et ne peut donc être compris que dans ce cadre. Cette conception, que Nagel partage avec le physicalisme, procède à mon sens d’une cécité idéologique manifeste.

    L’idée qu’il puisse y avoir un problème (fondamentalement insoluble) de la subjectivité n’a de sens que dans ce cadre idéologique mutilé.

  12. Francois Loth dit :

    Les états mentaux sont des états de conscience. En philosophie de l’esprit, on divise les états mentaux en deux grandes catégories : les états intentionnels comme les croyances et les désirs et les états qualitatifs comme la douleur, les sensations de couleurs, etc.
    Les premiers sont au sujet de quelque chose. Ils ont un contenu qui ne semble pas survenir sur les états internes.
    Les seconds semblent entièrement subjectifs, et posent un problème au physicalisme.

    Voilà comment la question ontologique au sujet de l’esprit prend forme. Ce n’est un cadre ni idéologique, ni ne souffrant d’une quelconque mutilation.

    La question ontologique est une question centrale de la philosophie de l’esprit. La question ontologique basique peut se poser en ces termes : « Qu’est-ce qui existe ? ».
    Cette question peut-elle s’appliquer à l’esprit ? Existe-t-il des faits objectifs nous permettant de répondre à la question ontologique ? Si l’on est réaliste au sujet de l’esprit, on répondra « oui » et si l’on est non réaliste à ce sujet, on répondra « non ».

    Ainsi lorsque vous écrivez que la conscience n’est « en rien une adjonction extérieure à la matière mais on pourrait dire qu’elle en est plutôt une forme supérieure. Cette conception est donc matérialiste mais sans réduire la matière à ce qu’en disent la physique ou la biologie ou les sciences naturelles en général. » Vous posez une thèse ontologique, que la philosophie de l’esprit discute. C’est cette affirmation que nous questionnons. Vous employez des termes comme « réduire » ou « forme supérieure », etc. Ces thèses sont au cœur du débat de la philosophie de l’esprit. Qu’est ce qu’une réduction ? Qu’est-ce qu’une propriété d’ordre supérieure ? Existe-t-il des propriétés émergentes ? Etc.

    La philosophie n’est pas en dispute avec les sciences spéciales, comme les sciences humaines. Pas plus qu’elle ne l’est avec les sciences physiques. La métaphysique est complémentaire de la science.

  13. LEMOINE dit :

    La discussion sur la réalité de l’esprit (concrètement, de la conscience de soi, de la capacité à éprouver des émotions et à communiquer) évoque celle qu’a connu le début du 20ème siècle autour de l’idée de la « disparition de la matière ».

    Lénine, tout en répondant sur le fond, a traité cette question comme une question politique. Je ne prépare pas une révolution mais je suis quand même un peu enclin à voir les choses comme lui.

    Encore que je pense pas qu’il ait lieu de s’attarder trop sur le fond : dire que la conscience de soi est une illusion, c’est porter un jugement de valeur mais non fournir une explication. Affirmer qu’une science future saura fournir cette explication, c’est reconnaître qu’on ne peut pas la produire et que donc, à une illusion, on oppose une croyance. Une thèse aussi faiblement soutenue ne mérite guère d’intérêt.

    Quant à l’aspect politique du problème, il peut surprendre mais pourtant il ne peut guère se nier : on assiste à une offensive des sciences cognitives contre les sciences humaines et en particulier contre la psychanalyse. Un rapport de l’INSERM, très contesté, a tenté de démontrer l’inefficacité des thérapies issues de la psychanalyse et de promouvoir les traitements courts (donc peu coûteux) des thérapies comportementales sur le modèle américain. Nous avons eu toute l’année dernière un véritable matraquage autour du « livre noir de la psychanalyse », des attaques infâmes contre E. Roudinesco en particulier avec l’attribution du prix « Lyssenko » délivré par le Club de l’horloge que vous connaissez certainement. Je ne suis pas sûr que la philosophie puisse se tenir à l’écart de tout cela.

    Sur le plan politique, l’attitude qui consisterait à « sanctuariser » le domaine de l’esprit sous la bannière de la « subjectivité », serait une bien faible réplique. Il n’y a certainement aucune visée de cet ordre chez Nagel, mais objectivement c’est ce qu’il semble vouloir faire. Ne faut-il pas plutôt rappeler tout d’abord que la psychanalyse et la psychologie scientifique en général n’ont pas plus à voir avec la « psychologie du sens commun » que la physique moderne avec la physique naïve.

    Il faut dire aussi que l’homme tel que l’étudient les sciences cognitives est à l’homme en tant qu’être social un peu ce qu’est l’animal de laboratoire à l’animal dans son habitat naturel. Il me semble que c’est là la défense la plus efficace car elle fait de l’esprit un objet tout à fait réel mais d’une nature particulière parce qu’on ne peut en rendre compte qu’en termes de relations sociales. C’est ce que j’ai déjà dit avec d’autres mots mais ce mode de pensée me semble vous être aussi étranger que le vôtre m’est difficile à comprendre.

  14. J’ai exprimé dans le lien ci-après mon incompréhension basique de l’argument de Nagel. En substance : quand j’enfile des lunettes de vision nocturne, je sais ce que cela fait de percevoir des IR lointains, bien que mon système nerveux d’Homo sapiens n’ai pas évolué pour cela. Une expérience de l’esprit me permet d’imaginer qu’un système artificiel d’écholocation me donnerait le même type d’information.

    http://www.mutageneses.com/2008/09/what-is-it-like-to-be.html

  15. Francois Loth dit :

    Vous voulez dire que nous pouvons partager l’expérience de la chauve-souris ou qu’un jour la science pourrait nous le permettre ? Nagel ne dit pas que nous ne pouvons jamais savoir quelle est le caractère subjectif d’une autre personne.

    La thèse de Nagel n’est pas une thèse sceptique qui dirait que l’on ne peut pas accéder aux autres esprits. Non, ce que veut signifier Nagel, c’est qu’en raison du caractère subjectif de la perception de la chauve-souris, nous sommes incapables de former les concepts nécessaires pour savoir ce que cela fait d’être une chauve-souris.
    L’argument de Nagel n’illustre pas les limites de l’intersubjectivité mais vise à remettre en cause le physicalisme.

    Les expériences d’écholocation de la chauve-souris sont d’un point de vue phénoménologique tellement loin de nous qu’il nous est impossible de les imaginer. D. Lewis (1988) a néanmoins écrit que peut-être qu’un jour on pourrait équiper les êtres humains d’une façon telle, qu’ils pourraient percevoir par écholocation. Son argument ne concerne que ce que nous pouvons ou ne pouvons pas imaginer étant donné les limites actuelles de la science. L’argument de Nagel affirme que nous n’avons pas la compétence nous permettant d’imaginer les expériences d’écholocation mais non que nous ne pourrions pas l’avoir.

    Néanmoins l’argument de Nagel consiste à inférer à partir d’une impossibilité de notre imagination un argument métaphysique, à savoir le physicalisme. C’est en effet discutable.

    Pour Nagel, parce qu’il existe des expériences subjectives et que le physicalisme rend compte de propriétés objectives, ce dernier manque quelque chose d’important. L’affaire n’est pas tranchée.

  16. Merci de votre réponse. Je n’arrive pas bien à comprendre la portée de l’argument concernant le physicalisme (le matérialisme réductionniste ou l’identité psychophysique). Nagel nous dit que la conscience est ce qui doit être expliqué (ou ce qui est le plus intéressant à expliquer), et que celle-ci est indissociable du fait de « savoir ce que ce la fait », donc du point de vue singulier de l’expérience subjective ou phénoménologique. « Si le physicalisme doit être défendu, les dimensions phénoménologiques elles-mêmes doivent se voir donner une approche physique ».

    Or, il n’y a pas de raison particulière de penser que « la » conscience est un phénomène unitaire et partagé par toutes les espèces vivantes, c’est même plutôt le contraire. On peut, comme le fait par exemple Dennett, souligner la « diversité des esprits » produite par l’évolution du système nerveux. Ce qui revient à dire qu’on imagine difficilement ce que cela fait (d’être une bactérie, une fourmi ou une chauve-souris) pour des raisons physiques, justement. Du coup, cela inverse un peu le point de vue de Nagel : l’absence d’empathie ou de théorie de l’esprit vis-à-vis d’autres espèces provient des bases physiques de l’empathie et de la théorie de l’esprit (dans notre espèce et les autres). Ce que l’on observe aussi bien entre les humains, sans recourir à des espèces lointaines sur l’arbre phylogénétique : je sais ce que cela fait de percevoir les nuances fines des couleurs, mais un daltonien ne le sait pas ; je sais ce que cela fait d’être dépressif mais un non-dépressif ne le sait pas, etc. A chaque fois, ce sont des variations physiques qui produisent des variations subjectives (perceptives, émotives, cognitives). Que demande-t-on de plus au physicalisme, finalement ?

  17. Batman dit :

    Que dire sur la « proposition spéculative » de Nagel? Est-ce-que cette phénoménologie objective est nécessaire si l’on veut tenir une position physicaliste ou vise-t-elle à la remplacer?

  18. Francois Loth dit :

    L’argument de Nagel fonctionne comme une tentative de remise en cause le physicalisme. L’ensemble des commentaires à ce billet, et le billet lui-même montrent bien cet aspect. Nagel ne cherche pas à remplacer le physicalisme – cela aurait-il un sens ? – mais veut seulement en montrer les limites en ce qui concerne les qualia en particulier.

  19. Fournier dit :

    Bonjour. 1° Dans une note de son article, Nagel écrit « Ma thèse cependant n’est pas que nous ne pouvons pas savoir quel effet cela fait d’être une chauve-souris. Je ne soulève pas une question d’ordre épistémologique. » Comment comprendre cette réserve qui semble contredire (si j’ai bien compris) votre interprétation? J’ai du mal à m’y retrouver sans votre aide. 2° L’argument, dites-vous, vise à remettre en cause le physicalisme. Une description physique nous donnerait plein d’informations sur la chauve-souris mais aucune sur son expérience de chauve-souris. Fallait-il en passer par la chauve-souris pour affirmer cela? Il me semble qu’une description physiologique de l’appareil gustatif nous donne plein d’informations mais aucune sur « ce que ça fait de goûter un Bourgogne ». Le savant qui étudie l’appareil gustatif est comme le Martien qui nous scrute, non ? Merci d’avance.

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