Un monde clos : le principe de complétude

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Avons-nous besoin de recruter un événement non physique pour expliquer causalement un événement physique ? Est-il concevable de faire entrer dans les lois physiques, des forces ou des entités qui ne seraient pas physiques ? Si de telles forces ou entités non physiques causaient des évènements dans le monde physique, elles violeraient un principe à la base même de notre conception des lois naturelles, à savoir que tout événement physique doit recevoir une étiologie physique complète.

Pour qualifier cette détermination des effets physiques par des causes physiques, on utilise le terme de complétude (Papineau 2002). Ce terme ne signifie pas que la science physique est la science complète de toutes les choses. Non, ce terme exprime l’idée que les causes physiques suffisent pleinement pour les effets physiques.

La complétude est une particularité propre au domaine physique. Le principe signifie que les causes physiques suffisent pleinement pour expliquer les effets physiques. La complétude exprime ainsi une façon de parler des applications de la causation à l’intérieur du domaine physique. En effet, le mental, mais aussi le biologique, le chimique, etc., ne forment pas des domaines clos. Il existe des états mentaux dont les causes ne sont pas mentales. La douleur ressentie au doigt, après que je me sois frappé maladroitement avec un marteau, possède une cause physique. Une exposition prolongée au soleil peut causer un cancer de la peau (physique/biologique). L’élévation de la température de l’eau cause une modification des liaisons entre atomes (physique/chimique).

Lorsque l’on soutient ainsi que les effets physiques sont causalement déterminés par des causes physique, on signifie que le monde physique est causalement clos. La recherche de l’ancêtre ou de la postérité causale d’un événement physique, soutient ce principe de clôture. Jaegwon Kim (1996, p. 147) exprime clairement la méthode :

Sélectionner un événement physique quelconque, disons la décomposition d’un atome d’uranium ou la collision de deux étoiles distantes dans l’espace, et tracer leurs ancêtres causaux ou leur postérité causale, aussi loin que vous le voudrez ; le principe de clôture causale du domaine physique dit que cela ne vous fera jamais quitter le domaine physique.

La recherche de l’ancêtre causal ou de la postérité causale d’un événement nous offre alors une sorte de critère causal pour l’identification du physique : tout ce qui ne se trouve pas sur le chemin causal est le non physique. Autrement dit, un état physique quelconque, à partir du moment où l’on considère qu’il possède une cause, possède alors des causes physiques suffisantes. Cela nous permet alors de conclure que lorsque des phénomènes mentaux sont des causes de phénomènes physiques, il existe aussi une cause physique suffisante expliquant le phénomène physique. Ainsi, en supposant que le mouvement de mon bras en direction du verre d’eau posé devant moi possède une cause – et nous avons de bonnes raisons de le croire ! – il existe une cause physique suffisante expliquant ce mouvement.

Le principe de la clôture causale du domaine physique légifère donc sur un domaine précis de relations causales : les phénomènes physiques recevant une cause.

L’étendue de la clôture ne fait pas pour autant du principe un outil d’exclusion. En effet, le principe est entièrement consistant avec le dualisme. Il ne prétend pas, en effet, que tout ce qui existe dans le monde est physique. Kim (2005, p. 16) ajoute même, que « aussi loin que s’étend la clôture causale, il peut bien y avoir des entités et des événements en dehors du domaine physique, et des relations causales pourraient exister entre ces objets non physiques. » La seule chose que garantisse le principe, est que si il existe une influence causale provenant de l’extérieur du domaine physique, vers l’intérieur du domaine physique, une cause physique suffisante du phénomène physique est assurée. On admet alors que le principe de la clôture dit seulement ce qui arrive en l’absence d’autre cause qui pourrait apparaître comme non physique. Alors oui, le dualisme est consistant avec le principe, mais si l’on est dualiste, il nous faudra alors, afin d’expliquer certains évènements physiques, faire appel à des entités non physiques et à des lois régissant leur comportement.

Nous pouvons malgré tout nous demander ce qui se passerait réellement, si par hypothèse, une cause non physique, pénétrait la route causale physique. Un tel événement, aussi curieux soit-il, ne serait pas susceptible de venir perturber le principe de complétude. En effet, dans le domaine de l’expérimentation physique, une cause non physique ne pourrait se manifester que par un comportement physique inattendu et nouveau de l’un de ses objets. La science physique accompagne régulièrement l’enregistrement de comportements insolites des phénomènes qu’il lui faut expliquer. Un électron par exemple, peut se diviser en deux sans cesser d’être la même particule.

De la sorte, si une cause non physique intervenait dans le domaine physique, elle ne modifierait pas la méthode de la complétude. Si en effet, il se produisait une violation de la clôture causale du domaine physique, et que celle-ci devait être détectable et confirmable sur une base empirique, nous pourrions être tenté de penser et d’admettre que le domaine physique n’est pas clos ou n’est pas complet. Cependant, cette « violation », par exemple qu’un objet se comporte d’une façon bizarre et inattendue, n’en serait pas une, car en entrant dans le domaine physique, ce nouvel événement ne ferait que modifier ou compléter une loi naturelle ou encore, qu’une loi naturelle pensée comme telle, l’était faussement. En conséquence, le principe de complétude est bien aussi un principe de clôture, qui certes n’élimine pas l’hypothèse de l’existence de choses et d’évènements non physiques, mais qui implique l’interprétation suivante : les choses non physique ne peuvent entrer en relation causale avec des évènements physiques. Ce qu’exclut alors le principe de la clôture causale est donc l’interaction entre le non physique et le physique.

Cependant, si le mental est associé au non physique, et si une cause mentale pénètre dans le domaine physique, elle ne serait alors plus une cause non physique. Il ne reste effectivement plus que deux solutions lorsque l’on admet le principe de clôture : soit l’exclusion du mental hors du physique – auquel cas, il n’est d’aucune utilité dans l’explication causale d’un événement physique, soit son intégration au domaine physique.

Références

  • KIM, J. (1996) Philosophy of Mind, Boulder, CO: Westview Press.
  • KIM, J. (2005) Physicalism or Something near enough, Princeton, Princeton University Press.
  • PAPINEAU, D. (2002) Thinking about Consciousness. Oxford: Oxford University Press.

17 Responses to Un monde clos : le principe de complétude

  1. Khalil dit :

    Merci de votre réponse éclairante (sur votre page consacrée au ‘dualisme propriétés/substances’) pointant le lien entre la question que je posais et celle plus générale de la complétude causale du domaine physique.

    Concernant ce postulat, de la complétude causale du domaine physique : n’est-ce pas précisément ce qu’il nous faut interroger, pour penser la causalité mentale ?

    Soit en décidant qu’une véritable physique est une physique intégrant deux sous-domaines (ou propriétés), certes liés mais intrinsèquement distincts ; soit en décidant qu’il existe bien deux substances, mais incomplètement séparées (c’est à dire entre lesquelles subsistent quelques liens causaux, limités).

    Une théorie de ce qu’est l’esprit — son fonctionnement, et son lien au corps (mais distinctement des raisons de son existence) — ne doit-elle pas plus facilement admettre que certains évènements physiques aient des causes mentales, plutôt que d’admettre que l’esprit ne serait qu’un épiphénomène, une simple coïncidence ?

  2. Francois Loth dit :

    Chaque nous faisons quantités d’expériences dans lesquelles des évènements physiques ont des causes mentales. (« C’est parce que je crois qu’il y a de l’eau dans le réfrigérateur et que je désire boire que je déplace mon corps ») Cependant au-delà de cette observation, lorsque nous cherchons à voir le lien entre cette croyance et ce désir, nous sommes enclin à penser que leur force causale entretient un rapport très étroit avec le substrat physique (neuronal) que lequel on admet qu’elle hérite. Ensuite lorsque l’on considère le principe de complétude causale du domaine physique qui nous indique qu’il existe toujours une cause physique suffisante à tout évènement physique, on peut se dire que le mental qua mental devient une thèse difficile à soutenir. Cela en fait-il un épiphénomène ? En tout cas c’est la menace.

  3. Khalil dit :

    En fait la question que je vous posais était : ne devons-nous pas précisément *interroger* cette supputée complétude du domaine physique ?

    Ne devons-nous pas en particulier envisager que :
    – certains évènements physiques ayant lieu dans le cerveau peuvent n’avoir aucune cause physique identifiable (à la manière du séquençage des mouvements des électrons individuels d’un métal lorsque celui-ci est soumis champ électromagnétique), mais avoir revanche une cause extra-physique et une conséquence physique ;
    – si le physique et le mental relèvent bien de substances distinctes, quelques ponts limités peuvent néanmoins exister entre elles ;
    – postuler la non-complétude du domaine physique n’est pas moins raisonnable que postuler l’épiphénoménicité de la conscience ou la réduction physicaliste des qualia ;

    • Francois Loth dit :

      La complétude est un principe méthodologique. Il ne faut pas au fond se poser beaucoup de questions à son sujet. Dans les sciences on fait appel à des causes physiques et il existe toujours une cause suffisante à chaque effet physique. Attention cela laisse ouverte la possibilité à une cause mentale de se manifester, mais même si elle se manifeste il existera toujours un évènement physique dans l’histoire causale expliquant cet effet physique.

      Ce que vous « envisagez » est l’hypothèse d’évènements « extra-physique ». Sans doute voulez-vous dire des évènements qui exemplifieraient des propriétés non physiques. L’argument de J. Kim dit de l’ « exclusion causale » s’occupe particulièrement de cette hypothèse… Et conclut à l’identité du mental et du physique comme solution.

      Quant à l’hypothèse de deux substances, c’est un retour ontologique à un dualisme qui pose énormément de problèmes. Même dans sa forme rénové, le dualisme des substance demeure une hypothèse ontologique difficile à cerner.

      Reste ce que vous qualifiez de « pas très raisonnable » : la réduction des qualia et le caractère épiphénoménal de la conscience. La réduction physique des qualia est justement ce qui fait problème (cf: Chalmers) – il y a ce fameux « trou explicatif ». Quant au caractère éphénoménal de la conscience elle rejoint la question des qualia, mais rien ne nous empêche de suivre au plus près les résultats de la science et de faire évoluer nos concepts. Ce qui peut sembler plus curieux est peut-être le point de vue anti-physicaliste sur ces sujets. En effet, même si la conscience était physiquement inexplicable cela ne doit nous conduire à en déduire que les discours sur les expériences de la conscience ne sont pas des occurrences neurologiques.

  4. Khalil dit :

    La clôture causale du monde physique est effectivement un principe méthodologique indispensable… à l’étude du monde physique. Mais les principes méthodologiques de la physique ne sont pas universels, et ne s’appliquent déjà pas à toutes les sciences (1). Ne convient-il pas d’interroger l’applicabilité de ce principe méthodologique, issu de la physique, à la métaphysique en général, et à l’étude de l’esprit en particulier ?

    En effet, le postulat qu' »il existe toujours une cause suffisante à chaque effet physique » présente de notables inconvénients en métaphysique : soit de reléguer le « miracle » de l’esprit au pauvre statut d’épiphénomène, soit d’invoquer de manière quasi-mystique de futures avancées scientifiques censées, elles, réussir à rendre compte de manière purement physique de l’esprit et des qualia.

    Or, quitte à recourir à d’aussi coûteux dispositifs argumentatifs — la réduction épiphénomènale de l’esprit, l’invocation d’une mystérieuse physique omni-explicative — pourquoi ne pas envisager aussi l’existence d’un phénomène physique/cérébral dont la causalité serait mentale (et qui servirait ainsi de pont entre les deux substances) ?

    (1) exemples de principes méthodologiques s’appliquant aux sciences physiques mais pas à d’autres sciences : (i) les objets de l’analyse scientifique sont dépourvus d’intentions (contre-exemple en économie : les agents économiques) ; (ii) les théories scientifiques sont entièrement séparées de leur objet, et ne sauraient avoir d’impact sur lui (contre-exemple en sciences sociales : la théorie des races ; en psychologie : la psychopathologie).

  5. quentin dit :

    La clôture physique est précisément ce qui pose problème en physique quantique et qui est à l’origine du problème de la mesure.

    On peut dire que la physique quantique propose justement un modèle physique non-clos, et tel que les éléments non-physique intervenant causalement sur les éléments physiques (la mesure ou « réduction du paquet d’onde ») *ne peuvent pas être détectés empiriquement* en tant que phénomène physique. En résumé, la mesure, bien qu’indispensable pour rendre compte de notre expérience d’observateur macroscopique, n’est pas identifiable comme processus physique (on ne peut mesurer la mesure). On peut même postuler qu’elle n’a pas lieu : c’est l’hypothèse des mondes multiples. C’est ce que les fondateurs de la physique quantique identifiaient comme le « rôle de l’observateur ».

    C’est à dire que la physique moderne parvient à mettre en échec le raisonnement que vous reproduisez dans cet article « si c’est causalement efficient, ça devient physique, donc le monde physique est nécessairement clos », et pas n’importe comment : en mettant en jeu l’observateur, l’expérimentateur lui même.

    Est-ce que ça n’appelle pas à établir des liens entre physique quantique et philosophie de l’esprit ?

    Voici un de mes articles récent à ce sujet (tout commentaire y serait grandement apprécié) :
    http://ungraindesable.blogspot.fr/2012/01/pourquoi-la-physique-quantique-est.html

  6. Khalil dit :

    Bonjour François — je me permets de vous re-poser ma question d’avril dernier, portant sur les limites épistémologiques du principe de clôture causale du monde physique :

    La clôture causale du monde physique est d’évidence un principe méthodologique indispensable… à l’étude du monde physique. Mais les principes méthodologiques de la physique ne sont pas universels, et ne s’appliquent déjà pas à toutes les sciences (1). Ne convient-il pas d’interroger l’applicabilité de ce principe méthodologique, issu de la physique, à la métaphysique en général, et à l’étude de l’esprit en particulier ?

    En effet, le postulat qu’ « il existe toujours une cause suffisante à chaque effet physique » présente de notables inconvénients en métaphysique : soit de reléguer le « miracle » de l’esprit au pauvre statut d’épiphénomène dépourvu de pouvoir causal, soit d’invoquer de manière quasi-mystique de futures avancées scientifiques censées, elles, réussir à rendre compte de manière purement physique de phénomènes assez intractables comme l’esprit ou des qualia.

    Or, quitte à recourir à des dispositifs argumentatifs aussi coûteux (la réduction de l’esprit à un simple épiphénomène, l’invocation d’une future physique omni-explicative) pourquoi ne pas envisager aussi l’existence d’un « pont » entre le physique et le mental : un phénomène physique dans le cerveau dont la causalité serait mentale ?

    (1) exemples de principes méthodologiques s’appliquant aux sciences physiques mais pas à d’autres sciences : (i) les objets de l’analyse scientifique sont dépourvus d’intentions (contre-exemple en économie : les agents économiques) ; (ii) les théories scientifiques sont entièrement séparées de leur objet, et ne sauraient avoir d’impact sur lui (contre-exemples en sciences sociales : la théorie des races ; en psychologie : la psychopathologie — ces théories sont capables d’influer sur leurs objets d’étude, voire de les créer en partie).

    • Francois Loth dit :

      Bonjour,

      (Je ne suis manifestement pas toujours à jour dans mes réponses… et ne peux produire autant de réponses que je le voudrais à chacun des commentaires. Voici, cependant une réponse possible à votre question.)

      Le principe de la clôture causale du domaine physique légifère sur un domaine précis de relations causales : les phénomènes physiques recevant une cause. Cela signifie que le domaine physique a un caractère causal explicatif suffisant en soi. Cette étendue partielle de la clôture ne fait donc pas du principe un outil d’exclusion de la cause mentale et reste, de ce fait, entièrement consistant avec le dualisme. Il ne prétend pas non plus que tout ce qui existe dans le monde est physique. « Aussi loin que s’étend la clôture causale, il peut bien y avoir des entités et des événements en dehors du domaine physique, et des relations causales pourraient exister entre ces objets non physiques. » écrit J. Kim dans Physicalism or Something near enough, p. 16. La seule chose que garantisse le principe est que s’il existe une influence causale provenant de l’extérieur du domaine physique vers l’intérieur de ce même domaine, une cause physique suffisante du phénomène physique est assurée.

      D. Lewis, dans son article « An argument for the Identity Theory » précise la portée du principe de complétude :

      « [Cette prémisse de la complétude] n’exclut pas l’existence de phénomènes non physiques ; elle n’est pas une thèse ontologique en soi. Elle dénie seulement que nous ayons besoin d’expliquer un phénomène physique par un autre phénomène non physique. Les phénomènes physiques sont physiquement explicables, ou s’ils sont vraiment inexplicables, leur chance d’être expliqués dépendra d’une manière physique de l’être, ou ce sont des prémisses méthodologiques acceptables. De toute manière, les phénomènes non physiques peuvent coexister avec les phénomènes physiques, jusqu’à partager le même espace/temps, pourvu seulement que les phénomènes non physiques soient entièrement inefficaces quant aux phénomènes physiques. »

      Comme on le voit dans ce passage, de l’explication suffisante à l’exclusion de toute possibilité de pénétration du non physique dans le domaine physique, il y a un pas qui pourrait bien être contenu dans la proposition elle-même. Cependant, dire, en raison de la présence d’une cause physique suffisante, que nous n’avons pas besoin d’expliquer les phénomènes physiques par des phénomènes non physiques ne signifie pas que nous ne pouvons pas expliquer causalement un phénomène physique en faisant appel à un phénomène non physique. Si un événement physique a une cause mentale, nous pouvons aussi tracer un chemin entièrement physique partant de cet événement vers sa cause physique, sans ne jamais rencontrer d’élément non physique. Autrement dit, la route causale qui part de l’effet physique vers sa cause utilise une description entièrement physique. Nous pouvons, néanmoins, conserver la possibilité pour une cause non physique d’avoir un effet physique sans violer le principe. On peut même dénier qu’une influence causale mentale constituerait une violation de la clôture causale du domaine physique. Si, comme John Lowe, on soutient que la cause mentale ne nécessite aucun transfert d’énergie, alors au moment où les événements mentaux causent des effets dans le domaine physique, ces causes, ne peuvent être visibles d’un point de vue purement physique. Il serait donc impossible du point de vue physique, de détecter le moindre trou dans l’histoire causale.

  7. Khalil dit :

    Merci de cette prompte réponse ! Et de ces précisions concernant le sens du principe de clôture causale, ainsi que le lien entre ce principe et des notions comme la double causation ou la survenance.

    La question que je vous adressais portait moins sur le sens du principe, que sur son intangibilité.

    Dans la mesure où la physique elle-même reconnaît à certains évènements physiques d’être dépourvus de cause physique (1), n’est-il pas loisible d’envisager l’existence d’un phénomène physique dans le cerveau dont la causalité serait mentale ?

    Autrement dit, ne faut-il pas s’affranchir du principe de clôture causale du domaine physique, si le coût de ce dernier est de devoir soit (i) s’en remettre à la foi que, dans le futur, la physique saura rendre compte de phénomènes mentaux comme les qualia), soit (ii) reléguer l’esprit au rang de simple épiphénomène ?

    (1) Exemple d’évènement physique dépourvu de cause physique : le séquençage des mouvements des électrons individuels d’un métal, lorsque celui-ci est soumis champ électromagnétique. La physique actuelle nous dit que, quel que soit la précision des données dont nous pourrions disposer, il reste intrinsèquement impossible de prédire l’ordre dans lequel les électrons individuels d’un métal se mettront en mouvement sous l’effet d’un champ.

    • Francois Loth dit :

      Face à la difficulté métaphysique de pouvoir rendre compte de la causalité mentale – phénomène dont nous faisons chaque jour l’expérience – il est en effet, tentant de vouloir s’affranchir du principe de clôture causale du domaine physique. Toutefois, s’en affranchir, comme vous l’évoquez, ne revient-il pas à soutenir le point de vue du dualisme interactionniste ?

      Ce dualisme, en cherchant à montrer que les états mentaux peuvent avoir un pouvoir causal qui leur serait propre, ne contredit-il pas les lois de la physique ? Certes, les lois probabilistes de la physique quantique ouvrent un espace pour la défense de ce dualisme. Dans cet indéterminisme, nous pourrions faire une place aux phénomènes mentaux qui seraient alors susceptibles de provoquer de nouveaux états dans le cerveau. Il existerait donc une cause mentale dont nous n’aurions pas encore connaissance mais qui pourrait avoir une certaine influence dans ces probabilités.

      D’un point de vue philosophique, c’est une voie que l’on peut effectivement ouvrir puisque le principe de clôture n’est pas à proprement parlé un point de vue qui vient de la physique mais est seulement philosophique. En effet, une science ne peut fixer elle-même ses limites. Toutefois emprunter cette voie oblige à soutenir une position métaphysique qui aurait un coût considérable, à savoir qu’il existerait certains états physiques pour lesquels les lois physiques ne s’appliqueraient pas.

  8. Khalil dit :

    L’entorse au principe de clôture causale n’implique pas nécessairement qu’il existerait des états physiques pour lesquels les lois physiques ne s’appliqueraient pas.

    Comme vous l’avez rappeler, ce ne sont pas les lois de la physique elles-mêmes qui affirment le principe de clôture causale, mais simplement l’approche méthodologique dominante que nous avons de la physique.

    Tout ce qu’implique l’entorse au principe causal, c’est qu’il existe un lien limité – mais intrinsèque – entre l’univers physique et l’univers mental, et que ce lien transmet des effets limités/une causation limitée entre les deux univers.

    Le fait que la physique elle-même pointe certains évènements physiques comme étant dépourvus de cause physique laisse encore la voie libre à un mécanisme causal cerveau-esprit qui ne volerait la vedette causale à aucun phénomène physique.

    Dans la mesure où la physique ne cherche pas vraiment à expliquer quoi que ce soit (mais simplement à décrire), et qu’elle est incapable d’amorcer le moindre début de description physique de phénomènes mentaux comme les qualia (à part à éluder la question en tentant de les reléguer au rang d’épiphénomène), est-il vraiment si coûteux que d’envisager, à titre égal de ce que l’on envisage qu’à l’avenir la physique puisse réussir à relever le défi des qualia, que certains des évènements actuellement dépourvus de cause physique puissent être déterminés par des causes non-physiques ?

  9. Khalil dit :

    L’entorse au principe de clôture causale n’implique pas nécessairement qu’il existerait des états physiques pour lesquels les lois physiques ne s’appliqueraient pas. L’entorse au principe de clôture causale revient plutôt à modifier légèrement la définition donnée communément au monde physique, en particulier dans sa relation au monde mental.

    Tout d’abord, rappelons que c’est bien la physique elle-même qui commet cette entorse, en identifiant des évènements physiques pour lesquels, selon le cadre physique actuel, aucune cause physique n’exister (par exemple, les évènements individuels composant les phénomènes physiques dits « populationnels », c’est à dire obéissant à des lois probabilistes).

    Or, le refus de la spontanéité des évènements physiques, et l’insistance que tout événement physique ait nécessairement une cause, constitue un principe méthodologique de la physique bien plus fondamental que la question de savoir si le monde physique et le monde mental pourraient être connectés causalement. Pour la physique, face un événement physique dont la cause est inconnue, envisager une spontanéité causale est nécessairement encore plus coûteux qu’envisager l’intervention d’une cause méta-physique.

    Comme vous le rappelez, la science physique n’est, par définition, pas capable de fixer ses propres limites ou de s’expliquer elle-même. Le rôle – essentiel – de cette science se limite à décrire de manière prédictive le monde physique. Ce rôle n’inclut pas d’expliquer pourquoi le monde physique existe, pourquoi il semble obéir à des lois, ou pourquoi c’est à ces lois-ci qu’il obéit plutôt qu’à d’autres. Autrement dit, la physique n’a pas pour rôle d’expliquer la « source » du monde physique.

    Pourtant, il existe peut-être un cadre méta-physique permettant d’expliquer cette « source », et de « prédire » l’existence du monde physique, de prédire qu’il obéit à des lois, et de prédire quelles doivent être ces lois. D’évidence, si ce cadre explicatif existe, il ne peut être que méta-physique. Or, un tel cadre méta-physique expliquant (même partiellement) pourquoi le physique existe et pourquoi il obéit à ces lois, pourrait tout à fait aussi expliquer pourquoi le mental existe (ou sens ou nous ressentons son existence), et pourquoi le monde mental et le monde physique sont partiellement connectés.

    Dès lors, dire que certains des évènements physiques auxquels la physique échoue actuellement à trouver une cause physique sont bien pourvus d’une cause et que celle-ci est non-physique, ce n’est rien retirer à la physique (dans la mesure où la physique actuelle reconnaît son échec à rendre compte de l’origine causale de ces évènements-ci).

    Dans cette optique, tout ce qu’implique l’entorse au principe de clôture causale, c’est qu’il existe un lien limité – mais intrinsèque, ontologique – entre l’univers physique et l’univers mental, et que ce lien transmet des effets limités/une causation limitée entre les deux univers.

    Si à l’avenir la physique réussit à rendre compte de l’origine causale des évènements physiques qui actuellement apparaissent comme dépourvus de cause, et qu’ainsi la physique devient intégralement explicative (à l’intérieur de son champ de compétence), alors il faudra probablement remiser toute théorie méta-physique axée sur l’existence d’un pont causal (fût-il limité) entre les deux mondes.

    Inversement, si à l’avenir la physique réussissait à prouver que certains évènements ne peuvent avoir aucune cause physique (de même qu’en mathématique on peut prouver l’inconnaissabilité de certaines questions), alors il faudra admettre soit le principe de spontanéité pure des évènements, soit admettre le principe de causalité méta-physique partielle (autrement dit, la physique devra intégrer l’idée qu’elle est ontologiquement liée au monde mental et que, pour être causalement complète, une causalité non-physique doive être invoquée). De ces deux options, seule l’admission de la spontanéité pure constituerait une véritable défaite intellectuelle pour la physique.

    • Francois Loth dit :

      C’est vrai que le principe de clôture du domaine légifère sur les seuls événements qui ont une cause. Il y a sans doute peu de phénomènes que l’on doive ranger dans cet ensemble (le big-bang ?).

      Que certains événements soient expliqués par des lois probabilistes ne signifie pas que ces événements soient sans cause. Il existe deux conceptions (au moins) de la causalité : la causalité comme production et la causalité comme dépendance contrefactuelle. Si la première conception cherche à identifier ce qui dans l’événement « produit » l’effet, la seconde conception demeure plus évasive. Je vous écris cela pour vous rappeler que le concept de cause est un concept encore largement en construction en philosophie.

      Dans votre commentaire, vous opposez souvent ce que vous appelez le « monde mental » au « monde physique ». Si l’on est moniste, il n’y a qu’un monde. Toutefois, le principe de clôture causale soutient que chaque phénomène physique a une cause physique suffisante, c’est-à-dire qu’il existe un état de choses qui, à lui seul, suffit à déterminer l’effet.

      La question que sous-tend le principe de clôture pourrait être celle qui consiste à se demander si une cause qui ne serait pas physique pourrait entrer en interaction avec une cause physique.

      Ce qui pose problème à la philosophie de l’esprit ce n’est pas la clôture du domaine physique mais, étant donné la clôture, chaque événement physique a une cause physique suffisante et que le mental finit plus ou moins par apparaître comme dénué de pouvoir causal.

  10. Khalil dit :

    Merci de votre réponse 🙂

    Je voudrais apporter une clarification : en physique, les lois probabilistes n’ *expliquent pas* les évènements probabilistes à leur échelle individuelle (un atome, un électron, etc). Ces lois expliquent les évènement probabilistes exclusivement *à leur échelle populationnelle* (une population d’atomes, d’électrons, etc).

    La physique actuelle est incapable de proposer une cause concernant le niveau individuel de ces évènements populationnels (que ce soit sous l’acception du concept de cause comme « production d’effet » ou sous son acception « dépendance contrefactuelle »).

    Par exemple, la physique actuelle se contente de constater que certains atomes radioactifs se désintègrent et pas d’autres, tout en restant incapable d’amorcer la moindre explication de ce qui va déclencher la désintégration de tel atome individuel plutôt que tel autre, ni la moindre prédiction de l’ordre dans lequel les différents atomes vont se désintégrer.

    Le fait que la physique actuelle identifie certains évènements physiques comme étant dépourvus de cause physique identifiée signifie que la science physique actuelle *n’est pas close*.

    Cela vient nous rappeller que l’énoncé « chaque évènement physique a une cause physique » correspond à un *objectif méthodologique vers lequel tendre lorsque l’on étudie le monde physique* (mais il ne correspond pas à l’état de la science physique).

    Le principe de clôture causale du domaine physique ne constitue ainsi pas une « vérité scientifique » qui viendrait bloquer l’idée de causalité mentale.

    La bonne nouvelle, c’est que ni l’option métaphysique d’un pouvoir causal de l’esprit, ni l’option métaphysique de deux univers (physique, mental) partiellement connectés causalement, n’impliquent pour les scientifiques (physiciens, neurologistes et autres) de renoncer à rechercher une explication réductionniste physiciste pure de l’esprit.

    L’implication est ici uniquement pour la métaphysique : d’ici à ce qu’une explication physiciste pure de l’esprit soit découverte, et d’ici à ce que la physique soit capable de réaliser sa clôture causale (c’est à dire à trouver une cause physique à tous les évènements physiques), les philosophes peuvent envisager l’existence d’un pont causal entre le monde physique et le monde mental sans craindre d’entrer en contradiction avec l’état de la connaissance physique.

    • Francois Loth dit :

      Le principe de clôture causale ou de complétude n’est en effet pas une vérité scientifique mais une interprétation des théories des sciences de la nature. Ces théories excluent qu’il y ait des causes, des lois ou des explications non physiques. De plus nous n’avons aucun indice empirique qui nous pousse à admettre l’existence de causes non physiques qui interviendraient dans le domaine physique. Ainsi parler de réaliser la clôture causale comme d’un projet de la physique n’est pas tout-à-fait le sens que l’on donne habituellement à ce principe.

      Ainsi lorsque vous écrivez que la physique n’a pas identifié toutes les causes de tous les événements cela ne signifie pas que le principe ne s’applique pas. Ce qu’il faut entendre par principe de clôture causale est l’idée que tous les systèmes dans la nature sont des systèmes physiques qui sont soumis aux lois physiques. En ce sens, la physique est complète. Le principe est décrit par David Papineau (lien ci-dessous) (mais peut-être connaissez-vous déjà ce texte) :

      Cliquer pour accéder à 04-Mclaughlin-Chap02.pdf

      D’ailleurs et je vous rejoins lorsque vous écrivez que le principe ne vient pas bloquer l’hypothèse d’une cause mentale. Dans l’argument de la survenance de Kim, le principe de complétude n’est pas excluant pour le mental. Il est toutefois un élément clef de l’inférence qui conduit, selon Kim, à exclure le mental de tout pouvoir causal qui lui serait propre.

  11. Khalil dit :

    Tout à fait : le principe de complétude n’est qu’un principe méthodologique utilisé dans l’étude des phénomènes physiques (d’évidence très précieux pour les physiciens, qui cherchent à développer leur science) mais qui ne s’applique pas à la métaphysique, et qui n’est aucunement en situation d’infirmer, en métaphysique, la possibilité d’une causalité mentale (du moins jusqu’à ce que la physique ne soit capable de proposer une cause physique pour tous les évènements physiques).

    PS : Concernant les pistes de lien causal potentiel entre le physique et le non-physique, Papineau pointe la question de savoir si le caractère aléatoire des fluctuations quantiques est parfait quelle que soit l’échelle considérée, ou s’il existe des échelles de fluctuation où leur caractère parfaitement aléatoire cesse d’être garanti. Il suggère qu’il pourrait être possible à la physique de démontrer, empiriquement ou théoriquement, le caractère parfaitement aléatoire des fluctuations quantique quelle que soit l’échelle considérée. Auquel cas, l’indétermination quantique perdrait son statut de « candidat saillant » au rôle de pont causal entre l’univers physique et un univers non-physique. A ce titre, du point de vue métaphysique, c’est une proposition de recherche très intéressante que Papineau lance là aux physiciens.

  12. […] ne doit aboutir hors de l’univers. Les limites et les confusions avec le « principe de complétude » sont à examiner avec attention. En effet, « …Avons-nous besoin de […]

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